Le volte-face du chef Matty Matheson en temps de pandémie
Nous avons clavardé avec le chef torontois à propos des vêtements sur mesure, de son passage de la cuisine raffinée de Toronto aux grillades dans sa ville natale du sud de l’Ontario et de son nouveau livre.
Matty, chez lui à la ferme Blue Goose, vêtu de son nouveau complet sur mesure d’Harry Rosen.
Chef cuisinier à Toronto, entrepreneur, vedette d’une série culinaire diffusée sur YouTube, auteur d’un best-seller salué par le New York Times et père de famille, Matty Matheson n’est jamais loin d’entreprendre un nouveau projet. Le joyeux et charismatique citadin est reconnu pour savoir mener divers projets à la fois, notamment ses populaires segments culinaires débridés sur YouTube, un festival de musique de grande envergure et son deuxième livre de cuisine Matty Matheson’s Home Style Cookery qui vient de paraître.
Depuis ses modestes débuts au programme de cuisine du Humber College, Matty Matheson a pris ses aises dans le milieu de la restauration de Toronto, d’abord sous la supervision du chef Rang Nguyen au Sélect Bistro pour ensuite devenir chef cuisinier au Parts and Labour de Parkdale, tout en faisant résolument la fête au fil de son parcours. Sa personnalité forte et charmante a retenu l’attention du magazine VICE et on lui a demandé de participer au tournage d’un court segment pour le canal vidéo Munchies. Après avoir tourné une courte séquence vidéo sur la façon de faire cuire des hamburgers sur la cuisinière de son minuscule appartement, sa vie a changé. Tout à coup, il s’est mis à faire d’autres vidéos pour VICE et à multiplier les apparitions à des talk-shows de fin de soirée pendant qu’on frappait à sa porte pour lui offrir d’autres projets. « Apparemment, cesser de boire a changé ma vie pour le mieux. Cela m’a ouvert beaucoup de portes », dit-il sur un ton pince-sans-rire.
Après avoir connu tout ce succès, Matty Matheson travaillait à l’ouverture d’un nouveau restaurant gastronomique qui n’avait pas encore de nom sur la rue Queen à Toronto. Or, comme pour presque tout le monde sur la planète, la pandémie l’a forcé à modifier ses plans. Cela ne l’a toutefois pas ralenti. Même s’il s’est retrouvé isolé sur sa ferme de sa ville natale de Fort Érié en compagnie de sa femme Trish et de leurs deux enfants, il a pu y poursuivre son complot visant à dominer le monde.
Entre-temps, on dirait qu’il y a de cela une éternité, nous avons invité monsieur Matheson à venir à notre magasin de la rue Bloor pour le munir de son tout premier complet sur mesure. Nous l’avons rejoint dernièrement afin de lui parler de son intérêt pour les vêtements habillés, de sa façon de porter un complet sans qu’il ait l’air d’en porter un, de son esprit d’entreprise combatif et de son nouveau livre.
Quand vous êtes venu pour l’essayage, vous m’avez mentionné que vous portiez rarement un complet, mais que vous aimiez en porter, tout en appréciant les vêtements habillés. D’où vous vient cet intérêt ?
À vrai dire, je n’ai jamais vu un type costaud – vous savez, un homme vraiment corpulent – qui portait un costume qui lui allait bien. Puis, j’ai vu mes copains Tony Sylvester, et Ben [Phillips], – qui est actuellement le directeur de l’un des magasins Drake’s au Royaume-Uni – j’ai vu ces deux types de loin et j’ai remarqué à quel point ils avaient l’air élégant, même s’ils sont imposants.
Mes notions de mode masculine me viennent surtout des punks et des hippies. Je crois cependant que je me laisse aussi inspirer par certaines personnes. Je me dis, par exemple, elles portent ceci ou cela, elles font preuve d’élégance et se sentent confortables, elles peuvent vraiment avoir du chic ! Elles portent des vêtements qui leur vont bien et qui avantagent leur silhouette. Chaque fois que j’ai eu besoin d’un complet, je me suis rendu à l’entrepôt de l’habit ou à un endroit du genre pour me procurer un costume qui me donnait une allure de premier communiant. Je n’ai jamais su que je pouvais bien m’habiller malgré ma taille. Je n’ai jamais eu assez d’argent pour me faire tailler un complet sur mesure, un vrai de vrai.
J’ai commencé à m’intéresser aux complets il y a à peu près trois ans. Je me disais alors que j’étais pour me procurer des complets par anticipation. Parce que chaque fois que je m’achète un complet, je suis sur la défensive, vous comprenez ? Oh ! Je dois assister à un mariage. Il me faut un costume. Oh ! Je vais me marier. Il me faut un costume. Puis, j’ai changé de mentalité et j’ai ressenti le besoin de me préparer à bien paraître. Il faut prendre son temps et réfléchir. .
Ceci est mon premier vrai complet sur mesure. Avant, j’achetais des complets personnalisés. C’était aussi la première fois que je venais chez Harry Rosen et j’y ai vécu une expérience assez extraordinaire.
Vous m’avez aussi mentionné que vous aviez commis quelques erreurs en tentant d’avoir des complets aussi exubérants que votre personnalité.
Au début, on ne sait pas vraiment quel est notre style personnel. On ne connait pas les couleurs qui nous conviennent. On ne sait pas quelle silhouette nous avantage. J’étais plutôt du genre à vouloir des costumes extravagants, un complet violet, par exemple. Et puis, à un moment donné, je me suis dit mais qu’est-ce que je fais là ? Je veux maintenant quelque chose de moins criard et de plus emblématique. Cela vient avec la maturité, j’imagine. Je souhaite me procurer des vêtements que je pourrai porter de nombreuses fois plutôt qu’une tenue tout juste bonne pour une photo sur Instagram.
D’ailleurs, à propos du complet d’Harry Rosen, j’ai envoyé une photo à mon ami Ben Levy à New York, qui a déjà travaillé chez Drake’s lui aussi, et il m’a donné une idée. Il m’a dit quelque chose comme Hé le fanfaron, tu as l’air d’un magnat du pétrole de Dallas dans ce costume ! Tu pourrais mettre des bottes et un chapeau de cow-boy avec ça ! Alors, j’ai agencé des bottes en peau de serpent et un chapeau de cow-boy à mon complet, sans porter de cravate. J’avais fière allure. Je suis allé manger dans un resto vraiment sympa vêtu ainsi et c’était formidable.
Maintenant, j’ai tendance à me procurer des complets intemporels que je pourrai porter encore et encore, de coupe classique, en tissu classique et à motif classique. Comme ce superbe complet bleu à rayures qui peut faire penser à un costume que votre père porterait au bureau – mais qui est en fait un cran au-dessus.
Le sur-mesure est une œuvre coopérative. L’équipe de l’atelier du sur-mesure de notre magasin de la rue Bloor collabore avec Matty Matheson afin qu’il obtienne exactement ce qu’il veut.
C’est ce qui est fantastique. Accessoiriser un complet permet de le mettre en valeur de différentes façons. Vous avez fréquenté le milieu de la musique punk et hardcore durant votre ascension. On dirait qu’il y a pas mal d’anciens amateurs de hardcore, comme vos amis que vous avez nommés, qui sont attirés par la mode masculine. Qu’est-ce qui explique ça ?
Je dirais que c’est parce que les gens viennent de tous les horizons. Au sein des mouvements punk et harcore – personne n’ose le dire – la mode compte pour beaucoup. Les gens puisent à plusieurs sources comme le punk urbain. Il y a tant de styles et de périodes influentes que l’on peut porter des vêtements sport, des vêtements d’époque ou des vêtements trouvés au surplus de l’armée. Et il y a diverses particularités, par exemple la façon de porter des chaussettes. Je crois que les gens aiment les vêtements qui se rapportent à une certaine époque. Ça leur permet de bien paraître et de se donner un style qui leur est propre. Certains se reconnaissent dans la musique country, d’autres dans la mode masculine. Chacun y trouve ce qui lui plaît.
Mes amis Tony et Ben ont déjà joué dans un groupe punk et Tony fait maintenant partie des Turbonegro. Il s’agit d’un groupe emblématique de la scène punk et les costumes y jouent un grand rôle. Ils ont une allure très androgyne, portent du rouge à lèvres et du maquillage, mais on ne sait pas s’ils sont queers ou non. Et là, il se trouve un travail dans le secteur des vêtements pour homme et il se met à porter de magnifiques vestons sport portugais avec des pantalons en velours côtelé, des flâneurs et des écharpes de soie. Tout ça d’un air naturel. Peu importe l’endroit et peu importe le style, si l’on voit un groupe de personnes bien habillées, on se dit Bon sang ! Ce gars-là a du style ! N’importe qui peut s’acheter un complet. Mais ce qui compte, c’est la façon de le porter.
« L’échec ne me fait pas peur. J’ai fermé tous les restaurants que j’ai possédés. Je n’avais pas d’argent dans la trentaine. Je sais ce que c’est que d’avoir du mal à joindre les deux bouts. J’ai choisi de me lever tous les matins et de travailler d’arrache-pied. »
L’année est difficile pour beaucoup de gens et vous n’y échappez pas. Vous étiez sur le point d’ouvrir un nouveau restaurant gastronomique à Toronto, puis vous avez été obligé de changer de cap pour vous mettre à servir des grillades dans votre ville natale de Fort Érié au Matty Matheson’s Meat + Three. Comment avez-vous vécu ça ?
Tout le monde a dû s’adapter et apprendre vite, surtout dans le milieu de la restauration. Le restaurant gastronomique est en suspens. Il est encore en construction, mais nous accusons trois mois de retard. Avec un peu de chance, nous l’ouvrirons dans quelques mois et puis… qui sait ? On est en droit de se demander qui peut bien le savoir !
Le Meat and Three est le résultat d’un heureux hasard alors que j’ai téléphoné aux gens de Kendale Products (une entreprise distributrice de produits liés au barbecue qui se trouve à Fort Érié) pour leur demander si on pouvait se servir de leur équipement pour faire de la cuisson au barbecue et vendre les plats directement de leur salle d’exposition. C’est le genre de chose qui arrive à point nommé. Nous étions à la fin du confinement [tard en avril] et les gens pouvaient recommencer à se déplacer pas trop loin. Les gens ont eu le goût de venir car il n’y avait pas encore beaucoup de restaurants qui avaient repris le service des repas.
Deux semaines plus tard, on servait du barbecue alors que les gens retournaient au travail. À un moment donné, on était rendu à 20 employés. J’ai été étonné de pouvoir ainsi créer des emplois, nourrir les gens et engendrer de l’enthousiasme. Tout le monde était confiné depuis trois mois. On a fait de la limonade avec de vrais citrons. Et les clients étaient nombreux, tout le monde a travaillé fort et les plats étaient délicieux.
Cela a dû être agréable de faire la cuisine dans votre ville natale.
C’était extraordinaire. Je n’aurais jamais cru que j’allais cuisiner à Fort Érié. C’était vraiment super. Je suis très content d’être de retour ici. Ce que je souhaite maintenant c’est d’avoir un restaurant et d’y voir grandir mes enfants. J’adorais aller au restaurant de mes grands-parents durant mon enfance. Je vais voir de quelle manière je pourrais enfin concrétiser cette idée. Et c’est tout à fait logique que ce soit à Fort Érié. J’y habite. Ma famille y est établie. Ma femme y est née et moi aussi. Notre prochain enfant y naîtra. Cuisiner dans ma ville natale était très particulier et ça l’est encore.
Vous menez toujours plusieurs projets de front. D’où provient votre dynamisme ?
L’une des leçons que j’ai tirées de ma vie professionnelle, c’est que l’on doit lancer cinq ou six balles dans les airs pour pouvoir en attraper une ou deux. Si on n’en lance qu’une seule et qu’on l’échappe, on se retrouve les mains vides. Alors, j’essaie toujours d’élaborer plusieurs petits projets en même temps.
Et je continue. Il me vient des idées et je veux les réaliser. Mon père était un entrepreneur. Dès mon jeune âge, j’ai constaté qu’il prenait des risques et qu’il était prêt à tenter le coup. Parfois les choses allaient très bien et parfois elles allaient moins bien. Lorsque j’étais enfant, mon père m’a appris que je n’étais pas différent des autres, que personne ne se soucierait de moi, que je ne pouvais compter que sur moi-même et que la valeur d’une personne ne reposait que sur la réussite de son dernier projet. L’échec ne me fait pas peur. J’ai fermé tous les restaurants que j’ai possédés. Je n’avais pas d’argent dans la trentaine. Je sais ce que c’est que d’avoir du mal à joindre les deux bouts. J’ai choisi de me lever tous les matins et de travailler d’arrache-pied.
Il faut mettre beaucoup d’efforts. Rien ne nous est donné. Voilà pourquoi je travaille comme un forçat tous les jours en sachant qu’on récolte ce que l’on sème.
Vous avez obtenu beaucoup de succès tout en restant fidèle à vous-même, ce qui n’est pas à la portée de tous. Comment y êtes-vous parvenu ?
Je pense que bien des gens s’identifient à moi et aux gestes que je pose. Je n’ai pas peur de dire la vérité, aussi crue soit-elle. Certains s’en réjouissent alors que d’autres détestent ça. Je suis mon propre patron. Je n’assiste pas à des réunions où l’on se demande si on doit être politiquement correct ou non, si on devrait aborder tel sujet ou pas. Je m’exprime sans ménagement à propos de tout. Ça m’est égal. Si certaines personnes ne veulent pas travailler avec moi, elles n’ont qu’à ne pas le faire.
Ce n’est pas l’argent qui me motive, ce sont les accomplissements. Mon objectif n’est pas d’ordre financier, mais plutôt d’ordre créatif. Je souhaite écrire des livres, ouvrir des restaurants, servir de la nourriture aux gens et, qui sait, concevoir des vêtements un jour. Je ne sais jamais si la rentabilité va être au rendez-vous. Je désire élaborer des projets. Je ne m’apitoie jamais sur mon sort. Et je ne blâme pas les autres pour mes malheurs.
À ce propos, parlez-moi de votre nouveau livre. Vous y traitez de la cuisine maison. Vous tombez donc à point nommé.
Il est évident que je n’ai pas prévu l’arrivée de la pandémie. Cependant, ce livre-là s’est imposé de lui-même. Dans mon premier livre, je racontais mon histoire d’un point de vue culinaire. Je parlais de ma vie, de mon parcours et de mes grands-parents. Puis je me suis demandé de quoi pourrait traiter mon prochain livre. Je me suis rendu compte que la plupart de mes admirateurs n’étaient pas des chefs cuisiniers, mais qu’ils s’intéressaient à la cuisine. Alors, j’ai décidé de leur offrir un livre qui leur apprendrait comment faire cuire du pain, comment préparer des bouillons maison pour les soupes, des sauces, des trempettes, des marinades, des plats végétariens, comment faire cuire la viande, fumer ou griller le poisson et comment apprêter les légumes. Ce livre permettra aux gens de prendre goût à la cuisine, de prendre leur temps pour concocter des recettes qu’ils vont s’approprier.
Pour bon nombre de recettes, je ne leur donne qu’un conseil. Voici comment préparer un flan de porc croustillant – et ça s’arrête là. Le livre leur permet ensuite de faire ce qu’ils veulent. Ils peuvent choisir l’une des sauces d’un chapitre précédent et la servir avec le porc. Le concept du livre est simple : cuisiner un repas à partir des 12 chapitres qui comportent 135 recettes en tout. Il est donc possible de préparer une multitude de déjeuners, de dîners et de soupers à sa guise.
J’espère que ce livre incitera les gens à faire la popote. Comme la majorité d’entre eux passent beaucoup de temps à la maison, nombreux sont ceux qui tentent de cuisiner plus souvent et différemment en utilisant des épices qui ne leur sont pas familières ou de nouvelles techniques. Je souhaite seulement descendre dans l’arène et encourager tout le monde à cuisiner.
D’après vous, quel est le secret de la cuisine à la maison ?
Je dirais une bonne planification. Autrement dit, s’assurer que l’on a tous les ingrédients dont on a besoin. Par contre, je ne comprends pas les gens qui suivent une recette et qui sont contrariés parce qu’ils n’ont pas tel type de fines herbes ou d’épices quand ils préparent un morceau de viande. Il existe beaucoup de solutions de remplacement. Quand on n’a pas de basilic, on peut utiliser de la menthe ou du persil. Ça n’a pas vraiment d’importance. On modifie légèrement la recette, mais pas le mode de cuisson. Je donne le volant aux gens. Je veux qu’ils le tiennent, qu’ils sachent où ils s’en vont et qu’ils choisissent eux-mêmes le chemin pour arriver à destination.
Qu’est-ce que vous aimez manger durant l’automne ?
Hier à la maison, j’ai préparé une lasagne blanche. Je remplace le bœuf par de la saucisse, je mets beaucoup d’épinard, j’ajoute de la sauce béchamel, un soupçon de muscade et un peu de basilic. C’est une bonne solution de rechange à la lasagne aux tomates. Et c’est un plat très réconfortant. J’aime aussi les viandes rôties comme le rosbif ainsi que les ragoûts. Oui, un bon ragoût d’agneau. J’adore manger un gros bol de ramen ou de soupe won-ton. Je suis un adepte des bouillons et des soupes.
La situation mondiale est assez tendue cette année. Vous estimez-vous heureux de vivre en ce moment dans votre petit refuge au Canada ?
Je suis fier d’être Canadien. Je suis très heureux d’avoir pris la décision de quitter Toronto. J’ai choisi la qualité de vie plutôt que la vie en ville. Je vais à Toronto chaque semaine, mais quand je retourne à la maison, je retrouve mes arbres, mon jardin et ma famille. Aucune ville au monde ne pourrait me faire ressentir ce que j’éprouve quand je reviens chez moi.
J’ai quitté la ville il y a deux ans et j’avais peur. On y était depuis 18 ans. Tout mon parcours professionnel s’y est déroulé. Et puis, vous savez, je n’ai pas les moyens d’acheter un logement à un million de dollars. Il y a peu de gens qui le peuvent. J’en obtiens beaucoup plus pour mon argent là où j’habite en ce moment. Et j’ai déniché un endroit magnifique. Tout dépend d’où on en est dans la vie et de ce qu’on désire. Moi, j’avais besoin d’un havre de paix et je l’ai trouvé.
On peut se procurer le livre Home Style Cookery de Matty Matheson auprès de Abrams Books.
Cette entrevue a été révisée par souci de clarté et de concision.